Qu’est-ce qu’une bière « réussie »?

Lieu : un bar muni d’une ardoise bien
garnie en bières artisanales.
Personnages : trois amis; ils ont soif. Contexte : ils prennent place à table et commencent à scruter le menu.
Problème : les trois compères n’ont
vraiment pas soif de la même chose…

D’emblée, le premier se plait à dire que son choix se posera toujours, aujourd’hui comme dans dix ans, sur une bière qui « descend bien ». Peu importe comment elle s’appelle et de quel style elle prétend être, il veut que ça se boive facilement. « Une bonne bière, ça se boit sans effort et ça hydrate, presque… Doit bien en avoir une comme ça au menu? »

Le deuxième fronce les sourcils et lui rappelle que ce type de critère ne fonctionne pas pour quantité de styles de bières à l’ardoise. « Si je prends un Stout Impérial, une Doppelbock ou une Sahti, tu vas me dire que ce n’est pas une bonne bière parce qu’elle est trop riche? » « C’est ça, oui » rétorque le premier. « Je ne veux pas boire de la crème glacée avec des bulles. »

Le troisième les regarde, soupire, et dit qu’il va tout simplement commander une nouveauté. Mais ignorons-le, lui, afin de mieux se tourner vers nos deux philosophes de la broue.

Un des concepts qui peut être difficile à cerner – autant pour le néophyte que pour l’expert – est celui-­ci : qu’est-ce qu’une bière de qualité? En d’au­tres mots, comment peut-on juger, en discussion in­formelle au bar ou en compétition internationale à l’aveugle, qu’une bière est davantage « réussie » qu’une autre? La réponse appartient, étonnamment, autant à notre premier acolyte qu’au deuxième.

Afin de tenter de comprendre comment cela est possible, explorons la méthode utilisée par un expert lors d’une compétition de bières. Un contexte lors duquel le juge en question devra même offrir des commentaires constructifs aux brasseurs ayant soumis leurs bières au concours. Cette approche organoleptique est classique : on procède des yeux à la bouche et ensuite on envoie au cerveau qui collige le tout.

Tout d’abord, le visuel

La première chance qu’a un brasseur d’aguicher le dégustateur est via le visuel. L’apparence de la bière doit faire saliver. Est-ce que la couleur est invitante? Si la bière est trouble, est-ce que l’opacité est uniforme ou est-ce qu’on voit de grosses particules flottantes? Et sur cette couleur profonde et attirante, est-ce qu’il y a une mousse un tant soit peu collante? Ou est-ce qu’elle disparait assez rapidement après avoir versé le tout dans le verre telle une boisson gazeuse sans tonus?

Tous ces angles d’analyse défilent à la vitesse de l’éclair dans la tête d’un juge de compétition. Un tel dégustateur aguerri peut même commencer à émettre des hypothèses sur le reste de la dégustation qu’en regardant cette bière dans son verre. Il peut commencer à statuer sur la nature de la gazéi­fication de la bière (artificielle ou naturelle; intense ou modérée). Il peut même tenter de prédire quelques saveurs provenant des céréales (caramélisation lorsque la couleur tire sur le roux, café et chocolat lorsqu’on s’approche de la noirceur, pain et miel lorsqu’on demeure dans le blond, etc.). Uniquement en scrutant des yeux le verre de bière devant lui, le dégustateur peut commencer à décider si celle-ci semble « réussie ».

Ensuite, le parfum

À prime abord, il y a clivage parmi les amateurs de bière quant au parfum de leurs préférées. Certains recherchent carrément l’explosion d’arômes. La mo­de des NEIPAs est en pour beaucoup. Parce que dans ce style de bière, la puissance et la netteté de l’arôme de houblon sont carrément des critères de qualité. D’autres dégustateurs préfèrent l’équilibre. Sent-­on autant les céréales que les aromates et les ferments? Est-ce que tout s’exprime clairement sans qu’il y ait bataille au sommet?

À part ces goûts personnels différents quant à l’intensité du bouquet, il faut admettre que tous s’entendent pour dire qu’ils aiment être séduits par le parfum de leur bière. Si on met de côté les quelques défauts de brassage et de fermentation qui peuvent survenir dans certains brassins, l’arô­me d’une bière est un des critères les plus importants pour juger de la réussite de cette dernière, que l’on se prétende expert ou non.

Évidemment, les saveurs

Le parfum crée des attentes pour le dégustateur et celles-ci se doivent d’être livrées par le profil de saveurs de la bière. Dans ce cas, il y a quelques approches communes. Outre celle qui propose l’explosion de saveurs, il y a entre autres celle de l’équilibre.

Autrefois sujet chaudement débattu, l’équilibre est maintenant reconnu comme étant une visée du brasseur, oui, mais pas tout le temps. Cible convoitée dans certains styles comme Pilsner, Bitter et Saison, mais peu nécessaire chez d’autres, comme les Pastry Stouts, Triple IPA et Sahti, l’équilibre demeure une question de goût et de contexte. Parfois considéré comme étant la rencontre égale des céréales et des aromates, d’autres fois des sucres résiduels, des houblons et des ferments, cet équilibre devient signe de réussite seulement pour certaines personnes, pour certains styles de bière. Alors côté saveurs, le juge de compétition brassicole se doit d’être ouvert d’esprit et considérer l’origine et les visées de la bière devant lui.

Puis, la texture

Question complexe que celle de la texture d’une bière. Après tout, il y a de multiples permutations possibles à une formule qui analyserait le corps d’une bière. Règle générale, on pourrait dire que la texture est la symbiose de la gazéification, des sucres résiduels, des protéines et de l’alcool. Ces quatre facteurs créent une sensation en bou­che qui est une des premières choses que perçoit le dégustateur.

En Amérique du Nord, bien des gens s’atten­dent à ce que leur bière soit gazéifiée au même titre qu’une boisson gazeuse. Pourtant, une Lager tchè­que servie en fût n’est pas supposée posséder la même texture qu’une American Pale Ale. Leurs critères de qualité varient donc grandement au niveau de la texture. Mais le facteur culturel – celui qui fait que les Nord-Américains aiment le pétillement dans leur bière et que les Tchèques préfèrent un corps plus crémeux – est si important que pour bien des gens, une bière « réussie » jouit d’une texture qui répond tout simplement à leurs attentes locales. Même plusieurs soi-disant experts font fi du style pour analyser la texture d’une bière et y vont plutôt avec leurs goûts personnels lorsqu’ils jugent une bière.

Inévitablement, la finale

Certaines publicités de géantes industrielles ont longtemps crié leur fierté de l’absence d’arrière-­goût dans leurs bières. À force d’être bombardés de publicités du genre, le consommateur moyen en est venu à croire qu’il serait mieux pour sa biè­re d’être insipide jusqu’à la toute fin. Mais pourquoi ne voudrait-on pas que la saveur que l’on aime continue en bouche lorsque la déglutition est terminée? Un drôle de concept pour toute personne épicurienne, il va sans dire.

Heureusement pour novices et maîtres, il y a maintenant près de 250 brasseries au Québec qui conçoivent des bières savoureuses outrepassant les philosophies de marketing de masse. La finale d’une bière, celle qui s’étale sur le palais ou en mode rétro-­nasal, permet de prolonger : 1) les saveurs des céréales et/ou de leurs sucres résiduels; 2) l’amertume du houblon qui, lorsque bien dosée, peut vraiment être rafraîchissante; 3) la chaleur réconfortante de l’alcool, dans le cas des bières liquoreuses et; 4) les esters et les phénols des ferments, lorsque bien présents. Le juge de bière de compétition approchera donc la finale de chaque bière selon son style annoncé.

Mais qu’en est-il du facteur « rafraîchissement »?

Souvent oublié par les amateurs de bière qui ont délaissé – avec raison – ces bières industrielles à la finale insipide, le facteur rafraîchissement demeure important pour une majorité de styles con­çus autant sur le Vieux Continent que dans le Nouveau Monde. Alors bien qu’on soit tenté d’étiqueter le premier ami de notre groupe de trois comme étant simpliste et peut-être même irrespectueux des différents styles de bière de la planète, il faut savoir que ce buveur de notre historiette a les mêmes goûts que quantité d’amateurs de pays brassicoles très importants. Pour les Allemands, par exemple, pour qu’une bière soit « réussie » il faut qu’elle soit süffig. En d’autres mots, il faut qu’elle donne le goût d’en prendre une deuxième identi­que à la première. Si les saveurs de la Kellerbier, de la Pilsner et de la Kölsch sont trop intenses ou si la texture n’aide pas à désaltérer, la bière ne don­nera pas le goût d’en prendre une seconde du mê­me nom.

Constat semblable en Angleterre où les Bitters, Mild Ales et Golden Ales, des bières dites de « session », sont faibles en alcool et conçues pour que le buveur ne se lasse jamais de son choix. Il faut que la bière présente de belles saveurs, oui, et une texture soyeuse, mais aussi qu’elle permette une deuxième et une troisième pinte une fois la première terminée.

Certes, quantité de styles de bières de la Scan­dinavie fermière aux pubs du Vermont sont élaborées avec l’abondance d’arômes et la générosité de saveurs en tête. Donc pour ces Barley Wine, Vossaøl et Double IPA, la réussite ne passe pas du tout par le rafraîchissement. C’est là la beauté du mon­de brassicole. Et sa complexité un peu intimidante, parfois. Mais rien qui ne peut être réglé par la dégustation d’une pinte ou deux entre amis…

Qui boit la bière la plus « réussie »?

Alors qui de nos trois amis vogue allègrement vers une pinte de qualité? Qui avait le plus de chance de se faire servir une bière dite « réussie »? Le premier avait un critère précis : le rafraîchissement. Mais, sans le verbaliser, il avait aussi des attentes du visuel, de l’arôme, des saveurs, de la texture et de la finale. Comme tout le monde, hon­­nêtement. Sa cible était donc précise et, en la nommant au serveur, il a fort probablement reçu une bière qu’il a jugée comme étant « réussie » à tous ces niveaux.

Le deuxième – d’évidence plus conscient de la vaste étendue de possibilités de l’univers de la biè­re – a peut-être pensé beaucoup plus longtemps à son choix. Après tout, il y a tellement de types de bières, de légères à fortes en alcool, de saveurs délicates à intenses, de niveaux de sucres résiduels absents à très généreux… Et des brasseurs de tous les niveaux de talents. Ceci dit, avec ses connaissances du milieu, il a certainement pu trouver chaussure à son pied. Il est peut-être même capa­ble d’expliquer à ses amis, en long et en large, pourquoi sa bière de choix répond aux critères du style visé. Son expertise lui a donc servi, une bière « réussie ». Lui aussi…

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